mardi 5 octobre 2010

La politique commerciale stratégique

La politique commerciale stratégique (en anglais : Strategic Trade Policy) désigne les mesures prises par un Etat pour accroître les performances de ses entreprises nationales sur le marché international. Il s'agit donc d'une politique commerciale protectionniste visant à obtenir un avantage comparatif grâce à la mise en place de subventions, de mesures de protection du marché intérieure ou de réduction de taxes dans des secteurs stratégiques.

Pour faire comprendre l'enjeu des politiques commerciales stratégiques, un cas d'école est souvent cité : celui des semi-conducteurs produits par les Japonais dans les années 70. A partir des années 70, les Japonais se lancent dans les industries de hautes technologies, qui étaient jusque là le monopole des États-Unis. Le gouvernement japonais met en place des projets de recherche et des mesures protectionnistes dans ce secteur. Dans "Market Access and Competition: A Simulation Study of 16K Random Access Memories" (1988), Krugman et Baldwin étudient la manière dont le Japon a protégé, par des taxes sur les importations, son marché intérieur, ce qui a laissé le temps aux firmes japonaises produisant de la mémoire RAM (Random Access Memories) de se développer. Le secteur des semi-conducteurs connaissant un fort effet d'apprentissage, et donc des rendements marginaux fortement croissants, elles ont pu ensuite s'adapter à la concurrence internationale, quand bien même la plainte pour dumping déposée par les États-Unis, a dû contraindre le Japon à quasiment doubler les prix de ses mémoires dans les années 80. Il s'agit donc d'un argument en faveur de la protection de l'industrie lorsqu'elle est encore naissante défendue par Friedrich List (« Le cas de l'industrie dans l'enfance », 1857).

A l'origine de la politique commerciale stratégique, il y a le constat formalisé par James Brander et Barbara Spencer en 1985 dans "Export Subsidies and International Market Share Rivalry" qui a abouti au modèle Brander et Spencer. Ce modèle souligne le fait que dans certaines industries, du fait d'investissements de départ très élevés (par exemple pour la construction d'avions ou pour la mise en place de réseaux), seules quelques entreprises peuvent effectivement se faire la concurrence. Par conséquent, dans ce type de configuration de marché, les hypothèses de concurrence parfaite ne s'appliquent pas. Les firmes réalisant ces investissements vont se trouver dans une situation oligopolistique, voire monopolistique, les incitant soit à s'entendre sur les prix, soit à fixer des prix plus élevés. Elles vont ainsi dégager un sur-profit par rapport à leur investissement initial. Ce phénomène va conduire les autres pays à intervenir dans l'économie pour s'accaparer également ces sur-profits, ce qui va aboutir à une concurrence internationale entretenue par le soutien public aux entreprises.

Le modèle théorique de Brander et Spencer a été popularisé et critiqué par Baldwin et Krugman encore en 1988, mais dans un autre article ("Industrial Policy and International Competition in Wide-Bodied Jet Aircraft") à partir d'une analyse de la concurrence entre le constructeur aéronautique américain Boeing et le constructeur européen Airbus. Dans le cas où il serait nécessaire de réaliser des investissements très importants, en vue par exemple de concevoir un nouvel avion de ligne gros porteur, l'entrée en concurrence d'un nouveau candidat n'est pas intéressante économiquement. En effet, du fait de coûts d'investissement élevés (par exemple 110 millions de dollars), la réalisation par Airbus et par Boeing des mêmes investissements les obligerait à se partager le profit escompté (par exemple 200 millions de dollars), donc à le diviser par deux (100 millions pour chaque avionneur), ce qui reviendrait à perdre pour chaque entreprise 10 millions de dollars. Dans ces conditions, c'est le premier qui se lance dans la conception qui est le premier servi. Il est peu probable en effet qu'Airbus se lance dans la construction d'avion si Boeing est déjà présent sur le marché. Mais dans le cas où les gouvernements européens jugeraient stratégiques de construire leur propre avion de ligne, ils peuvent verser des subventions à Airbus (par exemple 15 millions de dollars), ce qui rend dans tous les cas (que Boeing abandonne ou reste sur le marché) profitable pour Airbus de lancer son propre avion sur le marché (5 millions de dollars de bénéfice peuvent être envisagés, toute chose égale par ailleurs).

De ce point de vue, il semble que les gouvernements européens aient donc tout intérêt à aider une entreprise à se lancer sur un marché à concurrence imparfaite. Il reste cependant possible pour le gouvernement américain de mettre en place des mesures de représailles, ce qui à termes risque d'effacer le gain pour l'économie nationale. La théorie des jeux peut ici servir de modèle d'analyse et montrer que des équilibres non coopératifs débouchent sur une perte nette pour l'ensemble des concurrents. Et Krugman critique en effet les conclusions interventionnistes qui sont tirées du modèle Brander et Spencer puisqu'une attitude d'aide amène à des représailles qui aboutissent à la perte de chacun. Malgré tout, il demeure que la politique commerciale stratégique reste analysée comme un facteur de croissance par de nombreux gouvernements, du fait des emplois qu'elle génère et des performances technologiques qu'elle sous-tend.

2 commentaires:

  1. L'article pourrait être complété par l'analyse de Sandretto et Abdelmalki sur le modèle de Krugman et Baldwin. Cette analyse conclut que la PCS de James Brander et Barbara Spencer permet une meilleure situation sur le marché mondiale. Ils reprennent l'exemple de Airbus et Boeing.

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