mercredi 15 septembre 2010

La théorie des biens publics

La théorie des biens publics a été mise au point par Paul Samuelson (''The Pure Theory of Public Expenditure'', 1954). Elle vise à identifier quelles sont les caractéristiques des biens pour lesquels le marché est pris en défaut et se révèle incapable de les produire en raison de celles-ci. Plus globalement, cette théorie possède des implications politiques fortes au sens où elle détermine dans quels cas, l'intervention publique (la prise en charge par l'Etat de la production de ces biens) se révèle nécessaire.

Dans son article de 1954, Samuelson identifie deux caractéristiques principales des biens publics. A l'analyse, un bien public se révèle :

  • non rival : cela signifie que la consommation de ce bien par un usager n'entraîne aucune réduction de la consommation d'autres usagers (le bien n'est pas appropriable : il ne peut pas appartenir à une personne en propre) ;
  • non-exclusif : il est impossible d'exclure quiconque de la consommation de ce bien ; il est, par conséquent, impossible de faire payer l'usage de ce bien (on dit aussi que l'offre est indivisible).

Comme exemple de bien public, on peut citer l'éclairage public. Tout d'abord, l'éclairage public n'appartient à personne en propre. Lorsqu'une rue est éclairée, on ne peut pas acheter des portions de lumière uniquement pour le trottoir de sa maison. L'éclairage public est non rival. On ne peut pas se l'approprier aussi facilement que lorsqu'on s'achète une voiture ou un livre. Ensuite l'éclairage public est non exclusif. Si on paie pour éclairer sa rue, on ne peut pas empêcher son voisin d'en profiter, même s'il ne paye pas ses impôts.

D'autres exemples de biens publics peuvent être donnés : le phare à l'entrée d'un port (il existe ou non un phare, et tous les bateaux en profitent). Sont également des biens publics, toutes les infrastructures (transports et télécommunication), les fonctions régaliennes de l'Etat telles que la police et la sécurité, la justice ou la défense. Selon les époques, d'autres biens publics peuvent être mis en avant : la qualité de l'environnement, la santé ou l'éducation nationale pour ne retenir que les plus fondamentaux.

La définition des biens publics par Samuelson montre que le libre fonctionnement du marché ne permet pas de les produire en quantité satisfaisante. Même si la production de ces biens publics présente un intérêt collectif, aucun agent privé n'a intérêt à s'engager dans la production de ces biens, dans la mesure où l'impossibilité d'en faire payer l'usage interdit de rentabiliser l'investissement consenti. La production des biens publics s'affronte, en effet, aux comportements de passager clandestin. Comme l'a souligné Mancur Olson à propos de l'action collective (Logic of Collective Action, 1965), les individus bénéficiant des fruits d'une action collective (une hausse des salaires par exemple) n'ont pas intérêt à se mobiliser individuellement lorsqu'elle représente des coûts importants (menace de licenciement, perte de rémunération). Lorsque l'intérêt individuel ne coïncide pas avec l'intérêt collectif, c'est-à-dire en l'absence d'incitations sélectives (gratifications ou sanctions), les stratégies de passager clandestin (free-riding) apparaissent comme rationnellement plus profitables aux individus, et ils sont donc incités à bénéficier des fruits d'une action sans en payer le coût.

Comme les biens publics sont des biens hautement nécessaires, il revient à l'Etat d'en assurer la production. Par rapport aux acteurs privés, l'Etat dispose comme avantage du monopole de la violence légitime (Weber). Il peut donc utiliser l'impôt pour financer la fourniture des biens publics et assurer le paiement par tous de ce qui profite à tout le monde.

Dans la réalité cependant, la définition du secteur public apparaît comme variable. Tout d'abord, il peut arriver que l'Etat produise des biens privés (par exemple des véhicules, des avions ou du tabac). Ensuite, on constate que les biens publics ne présentent pas tous les deux caractéristiques de non appropriabilité et de non exclusivité de manière parfaite. Il s'agit des biens publics « impurs ». Ainsi certains biens sont rivaux et non exclusifs (biens communs), et d'autres exclusifs, mais non rivaux (biens club).

Les biens communs (« common goods ») sont les biens rivaux mais non exclusifs. Il s'agit par exemple des stocks de poissons, des forêts ou du service national de santé ou de l'éducation. Ce type de bien s'épuise quand il est consommé (rivalité), mais on ne peut en restreindre aisément l'accès (non exclusivité). La réflexion autour des biens communs est due à Garett Hardin. Dans "The Tragedy of the Commons" (1968), Hardin parle de « tragédie des biens communs » pour désigner le problème lié à leur exploitation : comme de nombreux individus peuvent s'approprier ce bien, lorsqu'ils agissent de manière individuelle et court-termiste (rationalité classique de l'homo œconomicus), ils finissent par appauvrir cette ressource partagée, alors même que ce n'est pas dans leur intérêt à long terme. Pour éviter cette « tragédie », il est nécessaire d'instaurer un régime de propriété collective et de soumettre la gestion de ces ressources à une autorité institutionnelle spécifique. Ce type de bien soulève donc des questions similaires aux biens publics. C'est le cas par exemple des ressources halieutiques et des restrictions sur la pêche en haute mer afin de rendre durable les stocks mondiaux de poissons. Du fait de la divisibilité de la production de ces biens, il est possible de réaliser un arbitrage entre le niveau de production et le mode de financement. Dans le cas de la pêche, il est possible de fixer des quotas. Autres exemples : un équipement public, un hôpital ou une école, nécessitent certes un investissement de départ important, mais la qualité du service public peut être modulée en termes de matériels, de personnels ou de places d'accueil. Les biens communs ont donc un coût et ne sont pas forcément « gratuits ».

Les biens club (« club goods ») sont les biens exclusifs, mais non rivaux. Il s'agit par exemple de la télévision par satellite, des cinémas ou des infrastructures telles que le canal de Suez ou le canal de Panama. Ce type de bien est un bien non rival (il n'est pas appropriable), mais il peut faire l'objet d'exclusion (on peut en interdire l'accès). C'est le cas de la télévision par satellite. Comme la technologie permet de restreindre l'accès aux programmes via la mise en place de décodeurs, il est possible d'exclure un grand nombre de personnes malgré l'émission des ondes sur tout le territoire et de réserver le bénéfice du bien à un « club » d'usagers. Ce type de produits est souvent fourni par un monopole naturel. Comme autre exemple, on peut citer les sociétés d'autoroute auxquelles l'Etat confère un monopole de concession. Ces sociétés réalisent leur profit en prélevant un droit d'usage (un péage). Dans ce cas, la consommation est divisible. Ronald Coase, dans The Firm, the Market and the Law (1988), montre que les phares anglais n'ont pas été construits à l'origine par l'Etat, mais par des entrepreneurs privés. En échange du monopole d'exploitation portuaire, ces entrepreneurs prélevaient un droit d'accostage sur les navires. Sans monopole, la concurrence dans les services portuaires ne permettrait pas d'incorporer dans ses prix la construction et l'entretien du phare.

En conclusion, la théorie des biens publics montre que ce sont moins les biens en eux-mêmes qui peuvent être dit des biens publics, que la manière dont ils sont gérés, et surtout les idéologies politiques qui sous-tendent la qualification de ce qui est, ou non, considéré comme bien public.

Annexe : Typologie des biens publics

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